★★★★★ Remontons les Champs-Élysées
Sacha Guitry & Robert Bibal / 1938 / France
Avec : Sacha Guitry (le professeur [Louis-Léon], Louis XV, Ludovic, Napoléon III & Jean-Louis), Lucien Baroux (le marquis de Chauvelin), Jean Périer (le duc de Choiseul), Roger Bourdin (le chanteur des « Ambassadeurs »), Robert Pizani (Richard Wagner, Olivier Métra & Jacques Offenbach), Jean Coquelin (le médecin de Chauvelin), Émile Drain (Napoléon Ier), Léon Morton (Lebon), Jean Davy (Ludovic jeune & Jean-Louis jeune) René Fauchois (Marat), Jacqueline Delubac (Flora, la pythonisse), Germaine Dermoz (Marie de Médicis), Josseline Gaël (la jeune Suédoise & Léone jeune), Jeanne Boitel (la marquise de Pompadour), Jeanne Marken [= Jane Marken] (la mère de Louisette), Mila Parely (la servante de Marat & Marie, leur fille), Louisette Lanvin (Louisette), Georges Lemaire (le pion), Silvio de Pedrelli (Concino Concini), Raymond Galle (Louis XIII), Jean Bradin (le duc Albert de Luynes), Pierre de Guingand (le baron Nicolas de Vitry), Jacques Erwin (Louis XIV jeune & le duc de Montpensier), Maurice Schutz (Louis XIV âgé), Henry Bry (le bonimenteur), Barbara Shaw (la siamoise anglaise), Gay Buisson (la siamoise française), Geneviève de Saint-Jean [= Geneviève Guitry] (la nouvelle biche), Louis Vonelly (Dubertret, le valet de chambre de Louis XV), Julien Rivière (un valet de Chauvelin), Guy Sloux (un valet de Chauvelin), Pierre Huchet (un valet de Chauvelin), Irène Corday (une biche), Jeanne Provost (Madame du Hausset), Jane de Rosalba (une dame d’honneur), Alain Durthal (le médecin du Roi), Léon Walther, Claude Lehmann, René Maupré, Roger Puylagarde & Jacques Roussell [= Jacques Roussel] (des seigneurs versaillais), Jean Buquet (Ludovic enfant & le fils du professeur [Léon-Louis]), Ariane Pathé (la comtesse du Barry), Anna Scott (la Dauphine, puis Marie-Antoinette), Jean Hébey (le Dauphin, puis Louis XVI), Gaston Dubosc (l’abbé Maudoux), Jacques Berlioz (le duc de Bouillon), André Laurent (Jean-Jacques Rousseau), Paul Villé (Guignol), Pierre Mingand (le montreur de marionnettes), Henry Houry (l’orateur & un consommateur au café), Louis Allibert [= Jean-Louis Allibert] (Bonaparte), Madeleine Foujane (l’impératrice Marie-Louise), Marie-Claire Pissaro [= Marie-Claire Pissarro] (la servante de Ludovic), Philippe Richard (Louis XVIII), Robert Seller (Charles X & le consommateur avisé), André Marnay (le roi Louis-Philippe Ier), Georges Grey (le prince de Joinville), Andrée Berty (la servante de Jean-Louis), Marguerite de Morlaye (la reine Marie-Amélie), Georges Dorival (l’aubergiste d’Honfleur), Violette Fleury (la fille de l’aubergiste d’Honfleur), Raymonde Allain (l’impératrice Eugénie), Marika (la pianiste aux Tuileries), Pierre Juvenet (le duc de Morny), Jeanne Helbling (Jeanne, l’épouse du professeur), Jean-Marie Boyer (un élève), Jean Dorane (un élève), Janine Darcey (une biche), Noëlle Norman (une biche), Jacqueline Pacaud (une biche), Albert Malbert (le 2nd policier arrêtant Flora), Georges Bever (le 2nd apothicaire), Clary Monthal (une femme du peuple), Jenny Hélia (une tricoteuse), Renée Gardès (la tricoteuse au bec-de-lièvre venant s’offrir à Ludovic), Geneviève Sorya (une tricoteuse), Claude Martin (Bonaparte « bis »), Robert Favart (le duc de Joinville « bis »), Anthony Gildès (le vieux consommateur sourd), Pierre Labry (le gros ouvrier menacé), Jean Sinoël (le vieil ouvrier menaçant), Marfa Dhervilly (la mégère), Georges Derveaux (Olivier Métra « bis »), Mona Doll [= Mona Dol] (Léone âgée), Lucien Brûlé, Georges Fells, Denise Kerny, Lyne Lassalle, Pierre Would.
Un instituteur (Sacha Guitry) interrompt une leçon
de calcul afin de raconter à ses élèves l’histoire de « la plus belle
avenue du monde » de 1616 à 1938. Après une évocation circonstanciée des
amours successives et plurielles d’un volage Louis XV avec la Pompadour (Jeanne
Boitel) et la Du Barry (Ariane Pathé), une biche du
« Parc-aux-cerfs » (Geneviève de Séréville), une délurée pythonisse
(Jacqueline Delubac), une autre biche du « Parc-aux-cerfs » (Irène
Corday), puis, enfin et surtout, une charmante jeune personne surnommée
« Louisette » (Lisette Lanvin), il révèle à sa classe ébahie, qu’il
est lui-même un descendant en ligne directe du Bien-Aimé par cette
« Louisette », précisément, qui fut guillotinée sous la Terreur en
compagnie de son mari, propriétaire d’un petit théâtre de marionnettes sur les
Champs-Élysées. Ludovic, le fils adultérin de Louis XV et de l’infortunée
« Louisette », épousa sous la Restauration la fille de Marat et de la
tricoteuse qui avait fait jadis envoyer sa mère et son beau-père à l’échafaud,
et le fils unique qui naquit de leur union, Jean-Louis, se maria à son tour
avec une enfant illégitime – prénommée Léone – née à Napoléon Ier
durant son exil à Sainte-Hélène, où l’empereur déchu avait fait la connaissance
imprévue d’une jeune et jolie Suédoise. Deuxième incursion en date de Guitry
dans le registre historique, Remontons
les Champs-Élysées apparaît, d’emblée, comme une causerie commentée d’un
bout à l’autre par l’instituteur-narrateur devant son jeune auditoire – au
premier rang duquel figure son jeune fils, descendant direct, lui aussi, de
Louis XV, de Marat et de Napoléon – aussi attentif que conquis. Reconduit
quasiment à l’identique, le procédé resservira, vingt ans plus tard, pour Si Paris nous était conté‥! (1955) et,
dans une mesure moindre, Napoléon
(1954). Formellement, ce nouvel opus évoque pourtant bien moins Les Perles de la Couronne que Le Roman d’un tricheur, dont il semble
perfectionner la structure narrative : retours incessants dans le temps et
recours récurrent au commentaire off,
interruption médiane analogue du récit afin d’éclairer – et parfois annoncer –
les faits négligés (ici, les liens généalogiques, jusqu’alors totalement passés
sous silence, entre le professeur, alter
ego de Guitry, et Louis XV, héros de la première partie). Pour autant, le
recours au commentaire off est
nettement moins systématique que pour Le
Roman d’un tricheur (mais comment pourrait-il en être autrement ?), et
si le jeu de certains interprètes relève par instants de la pantomime pure, des
passages entièrement dialogués – ou parfois chantés – contrebalancent en
permanence la narration de l’instituteur. Omniprésent au son comme à l’image,
Guitry semble avoir battu son précédent record des Perles de la Couronne,
en s’octroyant la bagatelle de cinq personnages, dont quatre au moins ont entre
eux une filiation directe, et l’avant-dernier (Napoléon III) des liens du sang
par la main gauche avec le narrateur, lui-même avant-dernier représentant de la
« branche Louis XV-Marat-Napoléon Ier », et son jeune
fils. Renouvelant par ailleurs un procédé inauguré lors de la création de la
comédie Mon père avait raison (1919),
Guitry confie à un seul et même jeune comédien, Jean Davy, les rôles de Ludovic
et de Jean-Louis (le père et le fils) à la fleur de l’âge, et campe les deux
mêmes à l’aube de la vieillesse. Pareillement, Mila Parely et Josseline Gaël
incarnent chacune une mère et sa fille, ce qui souligne encore davantage cette
obsédante idée d’hérédité traversant le film de bout en bout. Les relations de
Guitry avec l’Histoire (envisagée par le grand comme le petit bout de la
lorgnette), eux, s’affirment et se précisent : à la différence d’Histoires de France (Théâtre Pigalle,
1929), il ne se livre plus à un banal collage de vignettes aboutissant à un habit
d’Arlequin, aussi chatoyant soit-il, mais trouve, et parfois même invente des
fils conducteurs. Géographiquement, la « plus belle avenue du monde » à
une époque où Sephora, Starbuck et Footlocker n’y avaient pas encore droit de
cité (les Gilets Jaunes non plus), avec quelques incursions, plus ou moins
longues, du côté de Versailles, Ajaccio et Honfleur, voire un détour de
circonstance à Sainte-Hélène, petite île. Chronologiquement, une famille
atypique dont le plus jeune représentant connu, fils du narrateur et
(peut-être) de la fille illégitime d’un président de la IIIe
République, hérite des sangs mêlés des Bourbons, de Marat et de
Bonaparte : l’hérédité, encore et toujours. De tous les monarques évoqués
(et ils apparaissent bel et bien tous, fût-ce fugitivement, de Louis XIII à
Napoléon III), seuls Louis XV et Napoléon Ier, ancêtres fictifs du
narrateur, bénéficient véritablement de longues séquences. Les autres
règnes sont évoqués de façon beaucoup plus cursive, voire expéditive, au biais
d’actes significatifs (assassinat de Concini sur l’ordre de Louis XIII,
édification du château de Versailles par son successeur, fuite de Louis XVI à
Varennes, retour des Cendres voulu et ordonné par Louis-Philippe Ier)
ou plus anecdotiques (passages express de Louis XVIII et de Charles X, fuite
lamentable du « roi-citoyen » et de la reine Marie-Amélie vers
l’Angleterre). L’importance accordée par Guitry au règne de Louis XV se
justifie en partie par le fait qu’il s’en est octroyé le rôle, en partie en raison
des liens sous-jacents, et ils sont nombreux, unissant, du moins au printemps
1938, le personnage et son interprète. Guitry, âgé de cinquante-trois ans au
moment du tournage, incarne le Bien-Aimé entre cinquante-quatre et
soixante-quatre ans, tous deux sont, par ailleurs, des amateurs notoires de
maîtresses juvéniles. Si Jean-Louis a à peu près l’âge de son épouse Léone,
Ludovic et le professeur, sont en revanche, à l’exemple de Louis XV,
raisonnablement plus âgés que leurs compagnes respectives : la fille de la
tricoteuse et celle présumée de président de la IIIe République. Par
ailleurs si le Bien-Aimé délaisse très vite, au cours du film, la ravissante
mais barbante marquise de Pompadour, Guitry s’apprête de son côté à quitter
Jacqueline Delubac, ici cantonnée à un petit rôle, expédié en deux scènes et
étonnamment caricatural, au profit de la débutante Geneviève de Séréville,
gratifiée d’une romance chantée au terme de laquelle son personnage déclare
sans faux semblant : « Des quatre saisons, c’est l’automne que je
préfère. » Enfin, si Louis XV et Guitry, séducteurs vieillissants,
impénitents et compulsifs, refusent pareillement de vieillir, c’est peu dire
que l’amour leur importe, à tous deux, bien plus que les considérations
politiques. Dans le cas du second, elle se limitera ici à quelques lieux
communs parfois douteux, comme celui qui stigmatise la fâcheuse propension de
la France à accueillir des étrangers indésirables, et parfois néfastes. Il est
vrai que, dans le passage incriminé, il est surtout question de Concini. Pour
le reste, en revanche, si Louis XV a des enfants, légitimes ou non, un peu
partout, Guitry en est réduit à s’inventer à quatre reprises (Ludovic,
Jean-Louis, le professeur et son jeune fils) un rejeton imaginaire. Et lui qui
perdit, adolescent encore, sa mère, s’en accorde ici une non seulement
centenaire, mais de surcroît promue « plus vieille femme de France ».
Quant à l’Empereur, c’est peu dire qu’il fascine déjà – bien davantage, au
reste, que Louis XIV – le futur réalisateur du Destin fabuleux de Désirée Clary, du Diable boiteux et de Napoléon,
que ce soit par la marque comme prédestinée de sa naissance, la dualité
Bonaparte-Napoléon Ier (leur rencontre nocturne fantasmée se soldant
par l’échange qui suit : « Si c’était à refaire, recommencerais-tu ? »
– « Pas pour un empire. ») ou la pérennité de son souvenir,
entretenue, parmi tant d’autres, par une fameuse chanson de Béranger. Comme
hanté par l’évidente prédestination touchant la majeure partie de ses
personnages, quand ce n’est pas par la cruauté évidente de leur destin, Guitry
se montre de plus en plus fasciné par les morts historiques – ou
semi-historiques – qu’il aura, des Perles
de la Couronne à Si Paris nous était
conté‥!, étonnamment mises en images. Ici celle de Concini, comparée à
celle du sanglier abattu lors d’une chasse à courre royale s’étant déroulée
exactement au même moment. Celle de Louis XV (c’est l’unique fois où Guitry se
mettra en scène mourant, la longue séquence d’agonie de Talleyrand ayant été
supprimée du montage définitif du Diable
boiteux). Celles aussi, dans les deux cas en mode tragi-comique, du marquis
de Chauvelin – présentée comme un prélude à la disparition annoncée du Bien-Aimé,
et de Lebon, l’infortuné inventeur du gaz d’éclairage, assassiné dans une allée
obscure et trouvant consolation à son trépas dans le fait d’avoir eu raison.
Celles enfin, suggérées mais non montrées, de « Louisette » et de la
Du Barry, dont la future exécution – déjà évoquée dans Les Perles de la Couronne via un commentaire de Robert
Pizani-Talleyrand – est discrètement annoncée par un plan filmé à hauteur de
cou avant de se voir soulignée, l’instant d’après, par le commentaire off. Trente ans plus tard, la fille de
Marat, entrée dans un couvent suite à son veuvage et devenue cuisinière en
titre de sa communauté religieuse, tranchera le cou des poulets avec autant de
conviction que celle manifestée par ses deux parents dès qu’il s’agissait
d’envoyer d’anciennes favorites royales à l’échafaud. Cette vision partielle et partiale, lucide et ludique de
l’Histoire, en dépit d’une nette propension au chauvinisme sinon à la
xénophobie pure et simple (voir, encore une fois, la « fâcheuse tendance à
retenir chez nous des étrangers qui ne nous étaient pas absolument
nécessaires ») comme à la panthéonisation, témoigne bien d’un amour certes
maladroit, mais toujours sincère, à l’égard de ce que Guitry estime être la
grandeur de la France. C’était déjà le cas, en 1914, lorsqu’il mettait en
chantier Ceux de chez nous. Ce sera
de nouveau le cas lorsqu’il écrira puis filmera l’expérimental et minimaliste MCDXXIX-MCMXLII
(De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain). En définitive, règnes et gouvernements
se succèdent à une cadence effrénée, mais comptent bien peu au regard des
artistes, tous domaines confondus, ou des inventeurs de génie. Parfaitement
conscient de l’imminence du conflit avec l’Allemagne (les « bruits de
bottes » chantés se réfèrent ici autant, sinon plus, à Hitler qu’à
Bismarck), Guitry semble prôner, avant tout, la réconciliation des Français,
toutes obédiences politiques confondues, face au péril qui guette. Lorsqu’il
n’opte pas pour une gravité de circonstance, la légèreté du propos trouve son
illustration non dans les mouvements de caméras, dont les productions
historiques sont généralement friandes (on est, de ce strict point de vue, aux
exacts antipodes du Napoléon d’Abel
Gance), mais bien, une fois de plus, dans la façon d’inscrire dans un cadre
généralement fixe le mouvement des êtres et des objets : la révolution de
1848, évoquée sur un mode économiquement maîtrisé par deux ou trois rangées de
figurants qui sursautent et reculent au premier coup de feu avant de reprendre
leur marche comme si de rien n’était, le Second Empire, visuellement comparé –
c’est le passage le plus réussi de tout le film – à une valse étincelante
d’Olivier Métra, ou le défilé sur un tapis roulant (filmé, lui, en plan fixe)
des gouvernements successifs de la IIIe République. L’écriture
filmique, chez Guitry, n’aura jamais été aussi vive et spontanée, alerte et
fluide, qu’ici, et de ce strict point de vue, Remontons les Champs-Élysées reste bien la plus accomplie de ses
cinq grandes fresques historiques, dont il ne retrouvera jamais complètement,
par la suite, l’étonnante et constamment parfaite alchimie.
